On connaît, de l'immense Charles, cette Pipe, dans Les Fleurs du Mal:
Je suis la pipe d'un auteur ;
On voit, à contempler ma mine
D'Abyssinienne ou de Cafrine,
Que mon maître est un grand fumeur.
Quand il est comblé de douleur,
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.
J'enlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu,
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son coeur et guérit
De ses fatigues son esprit.
Mais Baudelaire a aussi traduit en partie Hiawatha, de Henry Wadsworth Longfellow (1807-1882), un poète américain connu en France à cette époque, semble-t-il.
Il s'agit, d'après les notes de Claude Pichois dans la Bibliothèque de La Pléiade, d'un travail de commande de la part d'un musicien, Robert August Stoepel, qui avait, aux Etats-Unis, fait une sorte d'opéra de ce poème épique, et voulait faire jouer son œuvre en Europe. La collaboration se termina fort mal, puisque Baudelaire ne fut jamais payé, et engagea une action en justice contre Stoepel, qui était rentré en Amérique...
À défaut de la grandeur d'autres pièces de Baudelaire, on appréciera le pittoresque de ces vers, et bien sûr, le rôle éminent et spirituel qu'y joue la pipe...
Je ne vous en livre que les passages principaux (à lire à haute voix, dans la brume bleutée d'un pétunage vespéral)... Le poème complet peut être au besoin consulté à cette adresse: http://fleursdumal.org/poem/302. Il en existe également une version en prose.
Le Calumet de Paix
(Imité de Longfellow)
I
Or Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Le Puissant, descendit dans la verte prairie,
Dans l'immense prairie aux coteaux montueux;
Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,
Dominant tout l'espace et baigné de lumière,
Il se tenait debout, vaste et majestueux.
Alors il convoqua les peuples innombrables,
Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables.
Avec sa main terrible il rompit un morceau
Du rocher, dont il fit une pipe superbe,
Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,
Pour s'en faire un tuyau, choisit un long roseau.
Pour la bourrer il prit au saule son écorce;
Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,
Debout, il alluma, comme un divin fanal,
La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière
Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.
Or pour les nations c'était le grand signal.
Et lentement montait la divine fumée
Dans l'air doux du matin, onduleuse, embaumée.
Et d'abord ce ne fut qu'un sillon ténébreux;
Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,
Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse,
Elle alla se briser au dur plafond des cieux.
[…]
[Répondant à l'appel, tous les enfants de Gitche Manito («Prononcez : Guitchi Manitou» indique Baudelaire en note) se réunissent, malgré leur «haine héréditaire», devant le «Maître de la Vie»]
Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,
Comparable à la voix d'une eau tumultueuse
Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain:
II
« O ma postérité, déplorable et chérie!
O mes fils! écoutez la divine raison.
C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui vous parle! celui qui dans votre patrie
A mis l'ours, le castor, le renne et le bison.
Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles;
Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin?
Le marais fut par moi peuplé de volatiles;
Pourquoi n'êtes-vous pas contents, fils indociles?
Pourquoi l'homme fait-il la chasse à son voisin?
Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.
Vos prières, vos voeux mêmes sont des forfaits!
Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,
Et c'est dans l'union qu'est votre force. En frères
Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.
[…]
Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang! Désormais vivez comme des frères,
Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix!»
III
Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,
Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre
Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants.
Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive
Un long roseau qu'avec adresse il enjolive.
Et l'Esprit souriait à ses pauvres enfants!
Chacun s'en retourna l'âme calme et ravie,
Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Remonta par la porte entr'ouverte des cieux.
— À travers la vapeur splendide du nuage
Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,
Immense, parfumé, sublime, radieux!
____________________________________________________________________________________________________________________________
McHysius