Ma découverte de la pipe et celle de la philosophie sont à peu près contemporaines. Au départ, je ne fumais que pour méditer. J'avais adopté cette maxime (symétrique à celle d'Einstein): "Avant d'allumer une pipe, pose-toi toujours une question". Peu à peu, j'ai appris à fumer ma pipe pour elle-même. Désormais je médite sur la fumée; et celle-ci me tient lieu de pensée. J'ai essayé de traduire cette évolution dans le poème qui suit - qui est une parodie du "Bateau Ivre" d'Arthur Rimbaud (les amateurs en reconnaîtront quelques phrases cultes)La pipe ivreComme je pétunais sur ma pipe, impassible,
Je ne me sentis plus troublé par les clameurs
De la foule criarde aux accents irascibles,
Qui agitait crûment ses drapeaux de couleur.
J’étais insoucieux des bruits et des tapages.
Je sortis de ma blague un vieux mélange anglais,
Et lorsque de mon bol j’eus fini l’allumage,
Les fumées m’ont laissé aller où je voulais.
Suivant de mon regard leurs laiteuses volutes,
J’élevai peu à peu mon âme et mon esprit
Aux falaises d’en haut, célestes et abruptes,
Où planent gypaète, aigles et colibris.
Alors je discernai, en tirant sur ma braise,
Les subtiles Idées dont nous parle Platon,
Dont je ne ferai point la savante exégèse,
Qui repaissent l’esprit mieux que nos rogatons.
Je déambulais sous de lumineux Portiques,
D’une toge vêtu, pareil à un Ancien,
Devisant de logique et de métaphysique,
Au milieu de fumeurs aristotéliciens.
J’ai humé la fumée des guerriers de l’Iliade,
J’ai sacrifié comme eux à mille déités
J’ai parcouru la mer et les six Ennéades,
Et j’y ai entrevu un pan d’éternité.
Je sais tous les tabacs, je sais tous les arômes,
Depuis le pétun blond jusques au perlot noir.
J’ai lu Saint Augustin, et j’ai lu Saint Jérôme :
J’y ai lu quelquefois ce que l’homme a cru voir.
J’ai expérimenté la divine Substance
Au fond des alambics du grave Spinoza.
J’ai goûté, savez-vous, d’incroyables essences,
Et formulé des mots qu’aucun mortel n’osa.
De Kant j’ai contemplé l’innocente colombe,
Ma pensée s’arc-boutant sur l’air blanc et laiteux,
Semblable au pur nuage émergeant de la combe,
Et l’odorant panache au dessus de mon feu.
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
J'avançais victorieux, suçotant d’un pas sûr
La bouffarde plantée dans ma bouche poète,
Ivre de vérité et impatient d’azur.
Mais vrai ! J’ai trop pensé ! Mes idées sont navrantes.
La bruyère, parfois, me laisse un goût amer.
Je veux m’abandonner à l’haleine enivrante
Des embruns iodés de l’écume de mer.
Si je désire un air d’Europe, c’est la brume
Tiède et svelte dans le crépuscule embaumé
Qu’un vieillard accroupi, plein de sagesse fume
Au bord d’un étang calme, en son fourneau flammé.
Poème de Jaufré Cantolys
(photo de Jean Bart)