Certains m’ont fait observer que quand je parle d’insectes, c’est toujours pour parler de leurs mœurs reproductives. « Il n’y a pas que le sexe dans la vie » m’ont-ils dit. C’est vrai : il y a aussi la bouffe. Ça tombe bien : l’anecdote que je vais vous raconter aujourd’hui parle des deux (et de pipe, bien entendu).

La mante religieuse (mantis religiosa en latin ; prégadiou en provençal) est un insecte atypique à bien des égards. C’est l’unique insecte à disposer d’une tête pivotante (comme les rasoirs Gillette) et d’une vision binoculaire. D’après l’éthologue Konrad Lorenz ⁽¹⁾, la vision binoculaire rend possible les notions d’espace et d’objet, conditions préalables à l’émergence de la pensée conceptuelle. Peut-être la mante religieuse est-elle capable de pensée conceptuelle ? Peut-elle est-elle capable de Dieu (ce qui expliquerait son nom), qui sait ?

Autre caractéristique : c’est un animal solitaire. Elle est incapable d’amour. Elle n’élève pas ses petits. Quand elle rencontre un congénère, elle le mange (ou est mangée). Quand elle copule, elle dévore le mâle. C’est d’ailleurs une des rares espèces au monde où la femelle est plus grosse que le mâle.

Quand j’étais petit, j’organisais des combats de mantes. J’invitais les copains et on organisait des paris. On s’en lassa vite : c’était toujours la plus grosse qui gagnait. Plus récemment, il me prit de voir comment madame d’y prenait pour manger monsieur.

Dans une cage de ma fabrication, je plaçai un spécimen femelle, puis un spécimen mâle que je positionnai derrière, à quarante centimètres environ. C’était la saison des amours. Je me dis que le type allait se méfier, qu’il savait ce qui l’attendait, qu’il allait y aller prudemment. Je tablai sur une progression de 1 centimètre par heure, ce qui me laissait 45 minutes. Je pris donc ma pipe de 45 minutes et la bourrai consciencieusement.

J’ai des pipes d’un quart d’heure, d’une demie-heure, de trois quart-d’heure et d’une heure. Curieusement, les plus lentes ne sont pas forcément les plus grosses. C’est même souvent l’inverse. J’ai une pipe à gros fourneau qui, même bourrée à raz bord, ne me dure jamais plus de vingt minutes. Inversement, la bouffarde de mon grand-père, une petite Apple droite de faible volume, me dure facilement trois quart d’heures. J’attribue ce paradoxe au fait qu’inconsciemment, quand je tiens en main une pipe lourde, j’ai tendance à tirer plus fort, comme si le fait qu’elle soit lourde requerrait une plus grande puissance de souffle – alors que si elle est légère, je tire avec plus de délicatesse. De plus les pipes à grosse tête ont souvent une épaisseur de bruyère plus importante, ce qui rend moins sensible l’échauffement du foyer et ne nous incite pas à diminuer le tirage.

Bref, je pris la pipe de mon grand-père, celle de 45 minutes. Je me mis à observer la scène, tout en tirant une bouffée de temps en temps. Après quelques minutes d’expectative, le petit mâle entreprit sa progression. La femelle lui tournait le dos, immobile. Il avança à l’allure prévue. Au bout de 40 minutes, il était arrivé quasiment au contact. Alors il se ramassa et bondit. Mais la belle, l’air de rien, l’avait senti arriver. Décalant ses pattes postérieures sur la gauche (dans un mouvement ample qu’on appelle en aïkido taïsabaki), elle échappa à la prise. La pauvre vieux se vautra par terre. Je crus que c’en était fini de lui. Mais curieusement, sa partenaire lui fit grâce. Son heure n’était pas encore venue. Pris de panique, le mâle déguerpit à toute vitesse à l’autre bout de la cage. Las, les trois quart d’heure étaient écoulés : ma pipe s’éteignit.

Qu’à cela ne tienne, j’avais ma blague dans ma poche ! S’il fallait tout reprendre à zéro, j’étais prêt. Je bourrai ma bouffarde derechef, l’allumai, et attendis que notre bonhomme repartisse à l’assaut. Ce qu’il ne tarda pas à faire. Mais cette fois-ci, il redoubla de prudence. Chat échaudé craint l’eau froide. Si bien qu’au bout de trois quart d’heure, il lui restait encore quinze centimètres à parcourir. Ma pipe s’éteignit à nouveau. Je sortis ma blague : fichtre ! Cette fois-ci elle était vide ! Je me dis : quinze centimètres, un quart d’heure. Ça me laisse largement le temps d’aller quérir mon paquet de gris. Furtivement, je me levai, quittait le champ de bataille et me rendis au salon.

- Qu’est-ce que tu fais accroupi en plein soleil depuis plus d’une heure ? me demanda Bobonne.

- J’observe un accouplement de mantes religieuses, répondis-je en fouillant dans mon meuble à tabac.

- On s’occupe comme on peut, me répondit Bobonne.

Je me dis qu’elle avait raison, et qu’il faudrait que je m’occupe un peu d’elle en rentrant...

Je bourre ma pipe, je retourne au jardin en courant, et je reprends mon poste.  

Et là, coup de théâtre ! J’avais manqué le plus croustillant. L’assaut s’était déroulé en mon absence! Le mâle était agrippé au dos de la femelle, son pénis bien planté dans l’abdomen d’icelle. Mais il lui manquait déjà la tête et la moitié du thorax. Comme j’ai dit plus haut, la mante religieuse possède une tête pivotante (comme le cyborg féminin de Terminator 3). Mais elle est capable de faire pivoter en même temps son thorax et ses deux pattes ravisseuses, quasiment à 180 degrés. Grâce à cette manœuvre, elle avait attrapé le cou de son (éphémère) mari, lui avait grignoté la nuque, décollé la tête et était en train de faire courir ses mandibules le long du thorax. Le plus ahurissant est que le mâle, encore vivant (si du moins on appelle « être vivant » la capacité à coïter), restait agrippé au dos de sa belle et continuait de la besogner frénétiquement. Je me souviens qu’à la fin du coït, il ne lui restait plus que la moitié de l’abdomen. Celle-ci finit par se détacher toute seule - l’organe qui le maintenait ancré à la femelle ayant fini par perdre vraisemblablement sa rigidité.

Du coup, j’en oubliai de d’allumer ma pipe. A quoi bon, d’ailleurs. La bataille était finie et j’avais loupé le plus intéressant. Rentré à la maison, je fis un grand détour pour éviter Bobonne.