Marcel Schwob, dans un numéro de 1901 de la Revue des Etudes Rabelaisiennes, mentionne, mais sans en citer la source, l'existence d'une variante inédite au chapitre 13 de Gargantua - dit "tirade des torcheculs" - dont le thème serait pipesque. Après avoir écumé bibliothèques de diverses universités et monastères, je suis finalement tombé, grâce à l'aide du frère bibliothécaire de l'Abbaye de Thélème, sur ce vieux manuscrit qui me semble correspondre à variante évoquée par Schwob. Pour la facilité de lecture, je l'ai retranscrite en français moderne.
Comment Grandgousier cogneut l’exprit merveilleux de Gargantua à l’invention d’un tasse-braise.
Sur la fin de la quinte année, Grandgousier, retournant de la défaite des Canarriens, visita son fils Gargantua. Là fut resjouit comme un tel père pouvoit être voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accollant, l'interrogeoit de petits propos puérils en diverses sortes. Il lui demanda, entre autres cas, s’il avoit bien pris soin de sa pipe. A ce Gargantua fit response qu'il y avoit donné grand soin.
« Comment cela ? dist Grandgousier.
- J'ay (respondit Gargantua) par longue et curieuse expérience inventé un moyen de tasser les braises, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient que jamais fut vu.
- Quel ? dit Grandgousier.
- Je tassay les braises une foy d'un tronçon de bambou. Puis d’un rameau d’olivier. Puis d’une branche de genest. Mais me parurent trop rêches et trop rudes pour tasser proprement le perlot.
« une autre fois d'un goulot de bouteille ; mais fus empêtré par son creux, lequel absorba la moitié du tabac.
« une autre fois d’une belle et appétissante saucisse de Bigorre ; mais la mollesse de sa chair laissa les braises fort lâches, ce qui fut cause qu’elles s’éteignirent tantôt.
« une autre fois d’un concombre, d’une courgette d’une aubergine ; mais leur humidité se communiqua aux braises, qui derechef s’éteignirent ; lors me trouvay grosjean comme devant.
« une autre fois d'un bec d’oisillon ; mais s’avéra trop pointu et poinçonna tout de mon bol, au lieu que de le tasser.
« une autre fois d’un bec de canard ; lequel pour ce qu’il était trop plat, creusa une fente en mon perlot et ne le tassa point de façon homogène.
« puis les tassay de mon nez ; mais les braises étoient si ardentes qu’elles me le brûlèrent tout vif. De ce me guéris au lendemain, en l’oignant de benjoin.
« une autre fois les tassay avec mon vit ; mais l’y coinçay dans le trou, étant donné le mesquin diamètre d’iceluy. Que le feu sainct Antoine arde le boyau cullier du maître pipier qui creusa foyer si petit !
« une autre fois les tassay d’un étron. Mais la puanteur d’iceluy causa au tabac un goût infect qui gâta mes volutes.
« puis les tassay d’une flûte, d’un pipeau et d’une sacquebutte. Mais n’en pouvois jouer musique du mesme temps que braises tassois, ce qui me causoit grande affliction.
« puis les tassay d’une dague, d’un coutelas, d’une rapière. Elles percèrent le fond du fourneau (lequel je racommoday avec de la pâte à bois).
« les tassay aussi de sauge, de fenouil, de aneth, de marjolaine, de roses, de feuilles de courles, de choux, de bettes, de pampre, de guimauves, de verbasce (qui est escarlatte de cul), de laitues et de feuilles d'épinards, de mercuriale, de persiguire, de orties, de consolde ; mais se mélangèrent au tabac et en corrompirent le goût.
- Voyre, mais (dist Grandgousier) lequel tasse-braise, enfin, trouvas tu meilleur ?
- Je y étais (dit Gargantua), et bien tout en saurez le tu autant. Je tassay mes braises de foin, de paille, de bauduffe, de bourre, de laine, de papier. Mais elles prirent feu, causant grand incendie ès granges attenantes et grand affolement emmi serviteurs & servantes. Mais :
Celuy qui mal tasse sa braise Aussi mal embrasse Thérèse.- Quoi! (dit Grandgousier) mon petit couillon, tu rimes déjà ?
- Oui-da (répondit Gargantua), mon roi, je rime tant et plus, et en rimant souvent m'enrhume
- Retournons (dit Grandgousier) à notre propos.
- Quel ? (dit Gargantua) embrasser Thérèse ?
- Non (dit Grandgousier), tasser les braises.
- Mais (dit Gargantua) voulez-vous me payer un bussart de tabac de Sainct-Claude si je vous fais quinault en ce propos ?
- Oui vraiment, dit Grandgousier.
- Il n'est (dit Gargantua) point besoing tasser braises, sinon qu'il y ait braise ; braise n'y peut être si on n'y a mis tabac; tabac donc nous faut, d'avant que braises tasser.
- O (dit Grandgousier) que tu as bon sens, petit garçonnet ! Ces premiers jours je te ferai passer docteur en gaie science, par Dieu ! car tu as de raison plus que d'âge. Or poursuis ce propos pipesque, je t'en prie. Et, par ma barbe ! pour un bussart tu auras soixante pipes, j'entends de ce bon tabac de Saint-Claude, lequel point ne croît à Saint-Claude, mais à Pampérigouste.
- Je tassay mes braises (dit Gargantua) d'un couvre chef, d'un oreiller, d'une pantoufle, d'une gibecière, d'un panier - mais ô le mal plaisant tasse-braise ! - puis d'un chapeau. Et notez que des chapeaux, les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinés. Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne pression sur les braises.
« Puis les tassay d'une poule, d'un coq, d'un poulet, de la peau d'un veau, d'un lièvre, d'un pigeon, d'un cormoran, d'un sac d'avocat, d'une barbute, d'une coyphe, d'un leurre.
« Mais, concluant, je dis et mantiens qu'il n'y a tel tasse-braise que le doigt fin et blanc d’une gente damoiselle, pourvu qu'on lui tienne la main sur la bouche pour qu’elle ne crye pas. Et m'en croyez sur mon honneur. Car le satin de sa peau donne au tabac une saveur mirificque, tant par la douceur du mélange que par la chaleur tempérée de la braise, laquelle facilement est communiquée par le truchement des fumées au tuyau de la pipe, jusqu'à venir à la région de la bouche et du cerveau. Et ne pensez que la béatitude des héros et semi-dieux, qui sont par les Champs Elysiens, soit en leur asphodèle, ou ambroisie, ou nectar, comme disent ces vieilles ici. Elle est (selon mon opinion) en ce qu'ils tassent leurs braises du doigt d’une jeune fille. Et telle est l'opinion de Maître Jehan d'Escosse.