Synopsis: Arrivée au soir de sa vie, une vieille amérindienne, sage-femme férue de l'usage culinaire et médicinal des plantes sauvages, juge qu'il est temps pour elle de transmettre au petit-fils qu'elle a élevé la somme des connaissances acquises avant d'aller rejoindre, à son tour, ses ancêtres.
La genèse: La réception de
la lettre de Félix Leclerc pour
La Complainte des Huarts a eu, pour moi, je le reconnais, a eu pour moi l'effet d'un coup de poing au plexus solaire. Comment pouvait-il me demander de faire «
taire [mon] insupportable radoteux»? Ce dernier n'était-il pas le tragique miroir de milliers, de millions de vieillards laissés pour compte dans les foyers d'accueil à travers le monde?
Les écrivains, par défaut, font œuvre d'introspection avec leurs écrits. C'est sans doute, dans une bonne mesure, la raison qui les rend si fragiles à la critique. L'œuvre littéraire n'est rien d'autre qu'une mise à nu. Boileau va d'ailleurs en ce sens lorsqu'il écrit dans
le Lutrin «Je hais ces vains auteurs dont la muse forcée, /M'entretient de ses feux, toujours froide et glacée».
Je m'entêtais donc à présenter mon roman chez les éditeurs, toujours avec des réponses analogues, et je continuais à le travailler et demandant à des connaissances dont je connaissais la probité de le lire. Là encore je me réfère à Boileau: «
Craignez-vous pour vos vers la censure publique? /Soyez-vous à vous-même un sévère critique. /L'ignorance toujours est prête à s'admirer. /Faites-vous des amis prompts à vous censurer».
Parmi ces personnes auxquelles j'ai fait lire ce roman, figurent trois vieilles amies, de surcroît mes voisines, trois sœurs, enseignantes retraitées, curieux hasard, amies d'enfance de Félix Leclerc. (J'ai omis de préciser que j'étais alors à La Tuque, petite ville au nord de la Mauricie que connaît bien Berny, accessoirement alma mater de Mélu ...et de Félix Leclerc.) Après lecture, est venu le temps de la discussion, des commentaires d'éditeurs, puis j'ai parlé de «la» lettre. Elles m'ont demandé si je l'avais toujours
, m'ont demandé si elles pouvaient la voir.
Félix étant ce qu'il est, si ton texte ne l'avait pas perturbé, ne l'avait pas interpellé, il n'aurait pas même pris la peine d'écrire. Il aurait remis le manuscrit dans l'enveloppe et "retour à l'expéditeur". Or, il est clair qu'il l'a lu. Et regarde bien ce paragraphe: «Quand vous parlez de l'indien c'est intéressant. Un livre sur la grand-mère indienne serait extraordinaire. Et vous avez tout pour le faire.» Et il a pris la peine de le souligner. En outre, c'est vrai que ça pourrait être intéressant.Je me suis donc remis à la tâche. J'ai relu mon roman pour tenter d'avoir des repères, mais constaté que les références à la grand-mère relevaient plus d'une vue d'ensemble que de points précis. Je me suis dès le départ accordé une excuse au cas où je serais incapable de mener à terme le tout: «
Il y a plus d'un demi-siècle qu'elle est morte, mon vieillard en est venu à déifier sa grand-mère.» Mais j'ai réellement essayé. Quand le roman a été complété, j'aurais aimé en refiler une copie à Félix Leclerc. Non pas pour obtenir son
imprimatur ou son
nihil obstat mais pour lui confirmer que j'avais suivi ses recommandations. Mais entre-temps il avait eu la mauvaise idée de mourir...
A posteriori:
La bible d'une grand-mère de la Comtesse de Ségur en version adulte;
les Mémoires d'Hadrien de Yourcenar;
Socrate raconté par un Platon de la modernité; J-J Rousseau... et j'en passe et des meilleurs. J'aurais besoin d'une porte de grange chez moi si je croyais la moitié des commentaires émis par les éditeurs au sujet de
Tison-Ardent. Mais j'ai des réserves quand un éditeur me compare à Platon qu'on lit encore 25 siècles après sa mort et, du même souffle, on me dit qu'on n'est pas intéressé. Quoi qu'il en soit, publié en 1992 par Humanitas (une maison fermée en 2009), ce roman est depuis longtemps épuisé et même en livre usagé, les exemplaires sont très rares.
Quelques lignes: La lune était haute dans ce ciel frais du mois d’août 1920. Malgré son âge respectable, l’Indienne marchait d’un pas sûr, sans but précis. Accompagnée par son petit-fils, elle était guidée par l’urgent besoin de transmettre la somme des connaissances acquises au cours de sa vie. D’une voix fragile et pleine de tendresse, elle parlait avec la crainte d’oublier quelque fait important.
L’homme, idolâtre de la vieille femme, buvait comme une prière chacune des paroles prononcées, conscient qu’il s’agissait là d’une forme de testament pour l’octogénaire.
— Esk8pita
* 8k8chichimau, je n’ai plus beaucoup de temps devant moi. Il faut que nous parlions, toi et moi. J’ai encore beaucoup à te dire avant de partir pour le Voyage sans retour. Pour la dernière fois, je vais te parler dans ta langue, celle des blancs. Ne m’en veux pas si, parfois, j’utilise celle de mes pères, celle dans laquelle je t’ai souvent parlé. Elle me revient aujourd’hui avec plus de force que jamais, comme un retour aux sources.
« Nit’atchina8au, mais ce n’est pas le temps de se lamenter, ni pour moi ni pour toi, mon fils. Tu le sais, je suis chargée d’ans. J’ai eu tout le temps de compléter ce que j’avais à faire pendant cette vie. Je n’ai probablement pas rempli toutes les tâches qui me revenaient, j’ai quand même essayé. Je pense que c'est tout ce que j’avais à faire.
« J’ai essayé de vivre comme les tiens, comme les blancs. Mais c’est plus fort que moi, que tu le veuilles ou non, je suis Indienne. Je suis Papinachoise, de la Nation des Algonquiens. Mon père était Papinachois et mon grand-père avant lui était aussi Papinachois. Tous mes ancêtres étaient Indiens.
« J’ai blessé mon père, une blessure mortelle, en me mariant hors de mon pays, de ma Nation, en allant vivre loin des miens. Mon père savait parfaitement ce que je faisais, il comprenait l’importance de mon geste. Mais j’étais jeune, je devais respecter l’engagement qui me liait à ton grand-père. Ce n’est pas que je regrette d’avoir épousé ton grand-père. En tous les cas, pas complètement.
« Comprends-moi, l’homme n’est pas en cause, je l’ai aimé et je pense qu’il m’aimait aussi. C'est le blanc, derrière l’homme, que je regrette d’avoir épousé. En mariant un blanc, j’étais forcée de quitter mon peuple parce que la loi l’exige. Une loi de blancs. Forcée de vivre comme une blanche, moi, une Indienne de corps, de cœur et d'esprit. Si j’avais suivi la voie de mes pères, j’aurais pris homme dans mon pays, dans ma Nation. Je ne l’ai pas fait. L’heure des comptes approche pour moi; dans quelques jours, peut-être dans quelques heures, j’aurai à répondre de ma vie, de mes actes au Grand-Esprit, à l’Esprit suprême, celui que les blancs appellent Dieu. Peu importe le nom que tu lui donnes, c'est le même.
« Comme tant d’autres choses, l’homme blanc ne l’a pas compris. Un jour peut-être... si l’homme blanc survit assez longtemps pour comprendre que son vrai dieu à lui c'est l'argent. Je me rappelle quand j’étais enfant, les prêtres venaient, comme ils disaient, pour nous évangéliser. Ils parlaient d’un dieu venu sur la terre il y a bien longtemps et qui prétendait que les gens riches auraient du mal à entrer au ciel. Pourtant, l’homme blanc cherche à acquérir des richesses qui lui donnent, d’après ce qu’il pense, gloire et admiration des autres. As-tu déjà vu un Indien admirer le pouvoir de l’argent?
« Les vraies valeurs n’ont pas de prix. Les hommes sont égaux devant l’amour. Tu peux acheter la sympathie, la pitié, l’admiration, mais tu n’achèteras jamais l’amour. La même chose pour la santé, ton bien le plus précieux. Tout ce que tu as besoin pour retrouver la santé, la Nature te l’offre et elle se balance de l’argent qui résonne comme un glas dans tes poches. La vie et la mort non plus ne s’achètent pas. Pas plus que l’amitié.
« Écoute donc pour une dernière fois ce que j’ai à te dire. Je n’ai peut-être pas complètement raison, je ne suis pas le Grand-Esprit, mais je suis certaine de ne pas avoir tout à fait tort. Rappelle-toi que je ne t’ai jamais faussé la vérité. J’aurais pu le faire, mais j’ai préféré garder le silence.
« Maintenant je vais achever ton enseignement avant d’entreprendre le Voyage sans retour. Enfin, souviens-toi que même si tu es le fils de ma fille, je t’ai toujours appelé fils parce que je t’aime comme mon propre fils. Je veux que tu le saches.
« Si parfois ma bouche parle dans la langue de mon peuple, je sais que tu ne m’en voudras pas, tu connais la langue de mes pères, je l’ai assez utilisée devant toi pour que tu la comprennes.
« Écoute maintenant ce que j’ai à te dire. Ak8tchi8in; ni stitin8amatchi, mamitchits, atchirau!
_________*Il y a évidemment un lexique en fin de volume pour la langue amérindienne...