Il y a quelque temps de cela, Sesomiris me partagea son intérêt pour Jeanne de Bellevile (1300-1363), première femme-corsaire attestée de l'histoire. Il était convaincu que cette noble dame fumait la pipe, mais était dans l’incapacité de le démontrer. Cette hypothèse me parut farfelue, car d'après l'histoire officielle, le tabac n'est apparu en Europe qu'au XVIe siècle. Aussi m'empressai-je de l'oublier. Quelque mois plus tard, alors que je feuilletais les rayons d'un obscur bouquiniste de Brest, je tombai sur une édition très ancienne des deux Testaments de Villon (le Petit et le Grand), auquel l'imprimeur (Quimper, 1632) avait cru bon d'ajouter un appendice intitulé « Suivi de quatre autres Testaments anonymes ». Intrigué par ces « testaments anonymes », je m’empressai de consulter la fin du volume et tombai sur un poème daté par l’éditeur de 1343. Le texte affirmait avoir été rédigé à Morlaix. Morlaix, 1343 : précisément la date et le lieu où prit fin l’aventure flibustière de Jeanne de Belleville, après son naufrage et avant qu’elle se réfugiât en Angleterre pour y finir sa vie. Dans sa préface, l’éditeur prétendait que Villon, lors de sa fuite à Angers (cf. Le Lais, VI), avait pris connaissance de ces vieux manuscrit, et qu’il s’en était inspiré en partie pour rédiger ses Testaments. C’est ainsi que l’éditeur justifiait son choix de les placer en appendice. A l’appui de cette thèse, on notera en effet la similitude de certaines expressions. Si ces affirmations sont exactes, alors cela corroborerait la thèse de Sesomiris, selon laquelle Jeanne de Belleville fumait la pipe. Pour que chacun puisse forger son opinion, je reproduis ci-après le poème, tel que je l’ai recopié chez le bouquiniste. A chacun de juger.
COMPLAINTE DE JEHANNE DE BELLEVILLEHardi, beaux matelots!
Hardi, à l'abordage!
Voici du rhum et du perlot
Pour vous redonner du courage!
Je suys Jeanne de Belleville,
Veuve du Seigneur de Clisson,
Au roy de la France indocile,
Comme a sa Cour et ses barons.
Des Valois j'ay honny le nom
Du jour où crusment ils occirent
Décapitesrent, puis pendirent
Mon époux comme ung vil larron.
Hardi, beaux matelots!
Hardi, à l'abordage!
Voici du rhum et du perlot
Pour vous redonner du courage!
L'an quarantiesme de mon eage
Fis allégeance au roy d'Albion.
Ivre de vengeance et de rage,
Je fis armer deux fiers galions,
Je les equipay de canons,
Puis, ayant bien bourré ma pipe,
Declaray guerre au roy Philippe
Et je m'embarquay sur le pont.
Hardi, beaux matelots!
Hardi, à l'abordage!
Voici du rhum et du perlot
Pour vous redonner du courage!
Nous abordions avec violence
Les nefs qui battoient pavillon
Du honni royaume de France.
Nous egorgetions sans façons
Du capitaine au moussaillon.
Du port de Morlaix jusqu'à Nantes,
On m'appeloyt Lionne Sanglante !
J'étoys la terreur des pontons.
Hardi, beaux matelots!
Hardi, à l'abordage!
Voici du rhum et du perlot
Pour vous redonner du courage.
Avant de partir en campagne
Je garnissoys mes entreponts
De lard, de tomme de montasgne
De rhum, de vin, et de jambon,
Sans oublier le tabac blond
Pour armer la bouffarde en terre
De mes preux et vaillants corsaires:
J'en emportoys dix fusts bien ronds.
Hardi, beaux matelots!
Hardi, à l'abordage!
Voici du rhum et du perlot
Pour vous redonner du courage!
Amour m'a my le feu aux pouldres.
J'ay fait le mal pis qu'ung démon.
Priez Dieu qu'il me vueille absouldre !
Et s'il n'accorde son pardon,
Au moins j'auray vengé mon nom.
S'il faut brusler, que l'enfer m'arde
Avec mon sabre et ma bouffarde,
Mon haubert et mon pantalon!
Hardi, beaux matelots!
Hardi, à l'abordage!
Voici du rhum et du perlot
Pour vous redonner du courage.
Cy fine la complainte de Jehanne de Belleville
Fait à Morlaix en MCCCILIII