Nous ferons « d’une pierre trois coups » (de tabac): nous expliquerons à la fois l’origine des expressions : «
coup de tabac », «
faire un tabac » et «
passer à tabac »
Le «
coup de tabac » désigne, dans la marine, un orage particulièrement violent. «
Faire un tabac » signifie rencontrer un vif succès auprès du public. Quant à «
passer à tabac », cette expression désigne, comme chacun sait, le fait de rouer quelqu’un de coups. Cette dernière expression nous donne la clef des deux autres. « Passer à tabac », c’est « tabasser » : de la racine
tabassar, dont le sens est limpide. A l’origine on écrivait donc «
passer à tabas » (si tant est qu’on l’écrivait). Par similitude, un «
coup de tabas » en est venu à désigner le tonnerre, le fracas étourdissant sur le pont lors d’un orage, qui rappelle celui d’une bagarre générale. De même «
faire un tabas » désigne un tonnerre d’applaudissement (l’acte de frapper dans ses mains rappelant celui de « tabasser »).
Par un effet d’homonymie, les deux orthographes « tabas » et « tabac » ont fini par fusionner en une seule – et c’est « tabac » qui a prévalu. Nul besoin d’être éminent linguiste pour repérer cette explication sur Internet. Ce qu’on explique moins, en revanche, c’est le « pourquoi » de la fusion entre les deux orthographes, et pourquoi « tabac » a prévalu plutôt que « tabas ». Le phénomène ne va nullement de soi. La langue française fourmille d’homonymies, qui conservent pourtant leurs orthographes distinctes. Ainsi « coeur » et « choeur », « cher » et « chair », « poids » et « poix », etc. Alors pourquoi « tabas » a-t-il donné « tabac » ?
L’explication que je vais tenter ici pourra paraître excessivement « genrée ». Mais j’en prends le risque. Il est notoire que l’usage du tabac, à l’origine réservé à une certaine élite, est devenu à partir du XIXe siècle un marqueur de la virilité. Ainsi que l’observe Anne -Marie Sohn dans son ouvrage «
Sois un homme ! (La construction de la masculinité au XIXe siècle) » : «
Le tabac et l’alcool sont en effet étroitement associés à la masculinité (…) En 1904 encore, la Société la Grosse Pipe de Roubaix rédige Les Joyaux Fumeurs, une chanson dont le second couplet lie hommes, tabac, boisson et sociabilité :Buvons, chantons à perdre haleine,Fraternité, reste pour nousL’Amie ! Puisqu’ainsi on te nommePar toi nous prouverons partoutQu’un vrai fumeur doit être un homme ! »
Or en quoi consiste fondamentalement l’idée de virilité ? Le CNRTL précise : «
Ensemble des qualités (fermeté, courage, force, vigueur, etc.) culturellement attribuées à l'homme adulte ». Et dans quelle situation ces qualités se manifestent-elles de la façon la plus évidente ? Dans la bagarre, bien sûr ! Les hommes aiment se « tabasser » entre eux, c'est notoire. D’ailleurs, ils connaissent plus d’une manière de se « tabasser » : au rugby, à la guerre, à la chasse... et aussi contre les éléments: de là les «
coups de tabas ». Il semble qu’un bon « tabas » s’accompagne nécessairement de beaucoup de bruit, sans quoi il manque de virilité. Au spectacle, les hommes applaudissent instinctivement plus fort que les femmes (il en va, là aussi, de leur virilité!). En cas de succès, ce sont eux qui réellement « font un tabas »
Ainsi, au-delà de la convergence homonymique, nous voyons aussi se dégager une convergence sémantique. « Tabac » et « tabas » pointent tous deux vers une valeur symbolique commune, qui est la virilité. Notons que l’association entre tabac et virilité est chose assez récente : elle remonte au XIX e siècle. Or c’est à partir du XIXe siècle que l’expression « coup de tabac », dont dérivent les deux autres, est attestée par les linguistes. Nous pouvons donc présumer que la fusion des deux termes
tabas et
tabac, qui aurait pu être purement contingente, résulte en réalité d’un ressort sociologique profond. Au XIXe siècle, l’homme s’affirme en se bagarrant ou en fumant du tabac. De là un mot unique : « tabac ». Et si ce dernier a prévalu plutôt que "tabas" nous pouvons supposer que c'est en raison d'un phénomène sémiologique bien simple: les symboles frappent toujours davantage l'imagination que le sens dont ils sont porteurs (c'est d'ailleurs pour cela qu'on les utilise). Le tabac est un objet concret, que le marin ou le soldat se représente aisément. C'était donc à lui qu'il convenait de porter le sens de "tabas" et non l'inverse.
Jaufré Cantolys (alias Doctor Capillotractus)