Relisant ces jours-ci les Essais de Montaigne, je tombai sur cette phrase : « C’est pitié que nous nous pipons de nos propres singeries et inventions, comme les enfants qui s’effraient de ce même visage qu’ils ont barbouillé et noirci à leur compagnon ». Lors me revint en mémoire ce vieux sens du mot « piper », qui signifie « tromper » : signification aujourd’hui tombée en désuétude, mais qui survit encore dans l’expression « piper les dés ». Adoncques m’interrogeoy : laquelle de ces deux expressions « piper » (tromper autrui) ou « piper » (fumer la pipe) fut à l’origine de l’autre ?


Réponse après quelques recherches: ni l’une ni l’autre ! Les deux expressions dériveraient d’une tierce origine : du latin pipare, qui signifie littéralement « piauler, pépier » (en parlant du chant des oiseaux). Misère ! Loin de s’éclaircir, le mystère s’épaissit ! Quel lien peut-il diantre y avoir entre le chant des oiseaux, le fait de tromper, et celui de fumer ?


C’était sans compter sur la sagacité de nos linguistes. Ainsi pipare, expliquent-il, signifie pépier (dont le français a gardé pipelette : femme qui bavarde continuellement à la façon des oiseaux). Fort bien. Or comment les oiseleurs d’antan s’y prenaient-ils pour attraper les oiseaux ? En imitant leur pépiement. C’est en pipant à leur tour, qu’ils les attiraient dans leurs filets. De là, pipare est en venu à désigner l’acte de tromper en général (qu’il s’agisse de bipèdes à plumes ou sans plumes). D’où enfin piper les dés.


Exemple de dés pipés

Mais cela ne nous explique toujours pas le rapport avec la pipe. Patience ! le voici : pour tromper (piper) les oiseaux, les oiseleurs utilisaient un appeau, qui avait la forme d’un petit tuyau en os ou en bois, semblable à une flûte : de là le pipeau. Peu à peu, piper en est venu à désigner l’acte de souffler dans un tuyau – que ce soit pour produire le son d’un oiseau ou pas. Puis finalement, il s’est substantifié pour désigner le tuyau lui-même. De là dérivent en français les mots pipette (pour les TP de chimie), clé à pipe (clé à visser des tuyaux), ou l’ancien terme pipe pour désigner un tonneau (cf le dicton : « Pluie à la St Philippe, range tonneaux et pipes »). Enfin, au XVIe s, quand on inventa le tuyau à faire de la fumée, rien ne parut plus naturel que de l’appeler pipe à fumée, et pour finir, pipe, tout court.


En conclusion, admirons comment une racine commune – pipare, qui désignait à l’origine le chant des oiseaux, ou l’imitation de leur chant – a vu évoluer son sens selon deux branches distinctes, soit pour désigner l’acte de tromper en général (piper les dés), soit pour désigner l’instrument qui servait à tromper (le pipeau), puis finalement une de ses applications dérivées (la pipe)


Si vous estimez que je vous ai « joué de pipeau » ou « pipé » sur le sens des mots, et cela tout en "fumant la pipe", alors ce sera bien la preuve que j’étais dans le vrai.

Le fumeur de pipe n'aurait-il point trouvé sans le vouloir un facon de rendre hommage au sens premier "pipare" en suivant ces propre volutes de fumées dancer dans l'espace telle que le ferait la murmuration des oiseaux dans le ciel?

Merci Jaufré, je me suis régalé à te lire.
Par contre pour "pipelette" j'ai toujours cru qu'il s'agissait de femme oui, mais taillant des pipes ! En bruyère ça va de soit ...

Quel régal, de te lire Jaufré, un dimanche matin avec un bon café et une bouffarde allumée et réfléchir à tout ce que tu nous apprends, un grand merci 

Particulièrement intéressant et édifiant, merci Jaufré !

Merci monsieur pour cette intéressante synthèse ^^