Poursuivons nos recherches étymologiques. Nous nous intéresserons cette semaine à l’expression bien connue : «
tailler une pipe ».
Les pages internet dédiées à la question sont pléthores, qui font dériver cette locution de la fusion de deux autres, préexistantes au XIXe siècle, à savoir : «
tailler une plume » et «
faire une pipe ». La première expression s’explique sans peine : jadis, avant de tailler une plume à écrire, on l’humectait avec les lèvres. En clair, on lui suçait le bout. La métaphore est limpide et se passe d’exégèse.
La seconde expression, en revanche, est plus problématique. L’ensemble des commentateurs, suivant benoîtement le linguiste Alain Rey, se basent sur le fait qu’au début du XXe s, «
pipe » signifiait aussi cigarette. «
Faire une pipe » aurait donc désigné, à l’origine, l’acte de rouler une cigarette. Ce geste offrirait prétendument des similitudes avec l’acte de pratiquer une fellation : tripotage avec les doigts, léchage du papier… Voilà une explication qui me laisse diantrement sceptique. Car contrairement à l’acte de mouiller une plume (qui se pratique axialement) l’acte de mouiller une cigarette se pratique tangentiellement (parallèlement à l’axe). Une vieille amie, péripatéticienne de son état et consultée pour l’occasion, m’a confirmé sans nul doute possible qu’une « pipe » effectuée dans les règles de l’art se pratique toujours dans l’axe, en partant du bout et en remontant vers la base. Si le contact tangentiel se pratique parfois, c’est de façon occasionnelle et limitée aux préliminaires. Cette fantaisie ne saurait constituer la norme. Voilà qui ruine donc l’explication officielle proposée ci-dessus.
Exit, donc, l’analogie avec la cigarette. N’en déplaise à Alain Rey, je tenterai ici une explication alternative. D’après Lacassagne (A
rgot du milieu, 1935, p.154), au début du XXe s siècle on ne disait pas «
faire une pipe » mais «
faire la pipe ». Voilà qui change tout. Car «
pipe », on s’en souvient, veut dire originellement «
tuyau ». Donc «
faire la pipe » signifie « f
aire le tuyau ». Cette expression nous en rappelle immédiatement une autre, qui lui est synonyme et antérieure (XIXe s), à savoir : «
faire le pompier ». Or que fait un pompier, dites-moi? Il manœuvre des pompes et des tuyaux. Que fait la courtisane ? Exactement la même chose. On ne saurait concevoir pompe sans tuyau, ni tuyau sans pompe : le premier pompier venu (comme la première courtisane venue) vous le dira. Le terme « tuyau » pouvant désigner indifféremment l’organe d’aspiration ou celui de refoulement, l’expression, «
faire la pipe » signifierait donc à la fois «
faire la pompe » et «
faire le tuyau »
Voilà une explication qui me satisfait mieux, car plus en accord avec la réalité objective des choses. Quant aux linguistes en herbe, je les laisse à leurs divagations. S’ils sont béjaunes au point de confondre l’acte de «
tailler une pipe » et celui de «
rouler une cigarette », c’est qu'assurément ils n'ont jamais fait l'expérience (soyons charitables) de… rouler de cigarette !