Régulièrement, des savants férus de grec ou de latin inventent des termes conçus pour désigner précisément ce qu’ils veulent dire. Par exemple, télévision veut dire : « qui permet de voir ce qui se passe au loin ». Mais la langue française est têtue ; elle aime l’arbitraire ; et face aux savants, elle se range toujours du côté du peuple. Pour elle, un mot ne doit pas signifier trop clairement ce qu’il veut dire – sans quoi ce n’est plus un mot, mais un cri. Elle va donc prendre un malin plaisir à « détricoter » le vocable des savants, pour le remplacer par un « vrai mot », un mot du peuple, qui sort d’on ne sait d’où, et qui par-soi ne veut rien dire hormis pour ceux qui l’ont adopté. Ce « détricotage » procède généralement en deux temps : d’abord par ablation de syllabes surnuméraires ; puis par adjonction de suffixes ou préfixes saugrenus.
Télévision était manifestement trop long : on l’amputa donc de sa deuxième moitié pour ne garder que « télé ». Mais « télé » s’avère en définitive trop court : il faut lui adjoindre un suffixe, n’importe lequel. L’argot français affectionne les terminaisons en « ot », en « et », et « anche », en « aille » ou en « oche ». Si l’on prend la dernière, cela donnera
téloche : «Tu fais quoi ce soir ? Je regarde la téloche ». Après tant de transformations sans queue ni tête, bien malin l’helléniste qui y retrouvera ses petits.
Il en va de même du mot « perlot », qui désigne le tabac. Rien à voir avec les perles, ni avec la «
petite espèce d'huître des côtes de la Manche » mentionnée par Littré. Dans ce mot, la syllabe « per » constitue le seul vestige du terme originel. Si l’on en croit Gaston Esnault (Dictionnaire historique des argots français), perlot dérive de
sempervirens : variété de chèvrefeuille ainsi nommée car elle reste verte toute l’année. Encore un mot de latinistes. Il se trouve que soldats et matelots utilisaient ledit chèvrefeuille pour fumer, quand ils n’avaient plus de tabac. Comme ils trouvaient
sempervirens trop long (et sans doute un pompeux) ils l’amputèrent de sa deuxième moitié pour former
semper (1848): « Eh, poteau, tu me prêtes ta blague de semper ? ». Mais
semper était trop court: on lui accola donc le suffixe « -lot » (classique en argot), ce qui donna
semperlot (1873): «Dis-donc ! Il sent bon, ton semperlot ! ». Mais la langue française est comme une femme : elle ne sait jamais ce qu’elle veut. « Semperlot » était à nouveau trop long. Elle supprima donc la première syllabe, pour ne garder que
perlot (1878): « Eh, mec, tu fumes quoi comme perlot ? ». Il aura donc suffi de trente ans pour brouiller les pistes, pour passer d’un terme savant, de signification transparente, à un mot d’argot qui ne veut plus rien dire par lui-même – pour passer de
sempervirens à
perlot, comme on passera de
télévision à
téloche.
La morale de tout-cela ? J’en vois au moins deux. La première, c’est que la langue fait ce qu’elle veut : elle n’a pas besoin des savants pour lui apprendre à fabriquer des mots. La deuxième ? Fumez du perlot si vous voulez rester verts.