Aaaaah. La Compagnie néérelandaises des Indes orientales... Un structure commerciale qui fit le lien Orient-Occident, qui enfanta le thé, le café, le chocolat, pendant des siècles, avec ses flottes, ses mystères, sa violence, ses innovations... Une épopée historique, un mythe; pour les historiens de l'économie, un modèle d'analyse du monopole (avantages - inconvénients), la naissance de la Bourse. Java, la Hollande, le souvenir de la Hanse, les navires de Cornelis de Houtman, la Chine...
Tu dis Compagnie des Indes à un historien, il se met à fumer comme une Bent billiard en bruyère grecque, bourrée au tabac sec; et il t'enquille du Braudel comme tu aspires ta première bouffarde du jour... L'exotisme, la flore, la beauté des femmes, et l'économie-monde au XVIe siècle. Bali. Les fleurs géantes. Le krach de la tulipe.
Plus passionnant, comme histoire, tu brûles direct ta bruyère.
Pour ceux qui ne s'y sont pas plongés, faites-le; je vous promets les arômes les plus fous, le sel, la vague, la folie de l'argent, la tragédie toujours recommencée de nos matières premières, et le drame des empires coloniaux.
Puis, s'il est fumeur, l'historien va te dire : Lumadjang. Le tabac de Sumatra. Le tabac que la Compagnie des Indes a développé là bas, dès le XVIe siècle, et que, donc, toute la Hollande (les "provinces unies", à l'époque) a fumé pendant 2 siècles. Le tabac que peut-être dégustait Spinoza. Une légende.
On en fait encore des cigares, assez moelleux, très riches. Les Balmoral, par exemple.
On en fait, aussi, un tabac à pipe. Le Vooroogst.
C'est nouveau. J'ignorais.
C'est grâce à Nergal, qui a lancé ce post, que je l'ai découvert. Merci.
Et moi, tu me dis Sumatra, Compagnie des Indes, tabac original, je me mets à carburer comme ta première Jeantet, quand tu tirais dessus comme un novice.
Alors j'ai, grâce à un ami voyageur, récupéré une boite de cette chose mystérieuse. Puis je l'ai fumé. Il y a une heure.
Avec un grand plaisir.
Petite revue, donc, de cette chose mystérieuse.
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Conditionnement : par boite métal ronde, de 100 g. A l'intérieur, le tabac est emballé sous plastique, avec par dessus un joli rond de papier qui te vante les mérites de la chose en un allemand que je devine très pur; mais voilà, je ne parle pas allemand, donc on s'en fiche. Selon le web, ces gens disent que leur tabac est un mélange de Burley et de tabac de Sumatra, de Lumadjang, à l'ancienne, façon Ost-indien Kompanie (la fameuse Compagnie nééralndaise); sans "flavouring", ni additif. Un truc "bio", quoi...
A l'ouverture : c'est brun clair, assez uni, avec des brins très séparés, coupés moyens. Rien d'excitant, à la vue.
Mais au nez, c'est une autre histoire. Le parfum n'est pas trop fort, mais bien présent. En direct, première reniflée : de la prune, du miel, de l'orange confite, du pain d'épices; et je te rajoute, phase 2, en note de coeur, un soupçon léger d'anis, très frais; mais aussi du boisé, un zest de santal. De la fragrance "brune" et du vert, par en dessous... avec de l'orange en plus : cette touche d'agrumes secs, qui demeure !
N'en jetez plus.
Ou plutôt, si : faites m'en un parfum. J'achète.
Bien sûr, ceci est totalement personnel. Mais j'adore; et je connais peu de personnes qui n'aimeront pas. Car (je signale que je suis un adepte convaincu des tabacs anglais; et un garçon que la plupart des aros rebute) : le tout, ici, n'a rien de chimique, l'odeur est très "naturelle".
Pour les "vieux" comme moi, il y a de l'ancien Flying Dutchman dans ce mélange. Moins citronné. Mais en plus fort, en plus subtil, et en meilleur.
Je sais que Planta se fait une spécialité des tabacs "totalement naturels" (voir leur série "Image"). Mais j'ai quand même un énorme doute, quant à la véracité de leurs dires : je ne crois pas que du tabac puisse sentir ceci, sans aromatisation. Mais on aimerait le croire, tant la chose est agréable.
Au bourrage : le tabac "ribbon cut" est souple, pas trop humide, il s'émiette très facilement, se tasse bien.
Au fumage : je m'attendais, en fonction des commentaires que j'ai lus, à un goût de "brun", à du semi-sémois. Voire à du cigare.
Pour le semi-sémois : comme on dit dans les Tontons flingueurs,
"y en a"... Imaginons du La Brumeuse, sans l'odeur d'étable. Du Manil un peu humidifié, avec un peu de vert sur le brun; moins de terre, de poussière de grange; et beaucoup plus "crémeux", un goût étrange de crème d'Isigny, même; et de l'oranger, de la douceur.
Pour le "cigare" : ma foi, pour ma part, et contrairement à Denis (voir son commentaire au dessus), je ne l'ai pas senti (et pourtant, j'en fume également depuis 30 ans).
La prune, dans le fonds, est toujours là - et un parfum de thé noir, aussi (où est-ce la légende de la Compagnie des Indes qui m'abuse ?).
Au tirage : c'est surement moi. J'étais déjà étonné et curieux, donc plus excité que d'ordinaire. Et le réveil intempestif de mes 2 zoulous de 2 ans, à mi-bol, n'a rien arrangé. J'ai donc fumé plus vite que je ne le fais d'habitude. En tout cas, j'ai trouvé qu'il brûlait vite, et très chaud. Mais qu'il brûlait bien, sans arrêt, jusqu'au tréfonds de ma vieille Vauen.
La room note : selon mon exquise compagne, habituée aux tabacs anglais que, contrairement à beaucoup de jeunes femmes, elle apprécie nettement - je cite :
"ce tabac est très agréable à sentir, doux, sucré sans être sucraillé, pas aromatique, mais je sens quand même de la prune, peut-être de la marmelade d'orange; c'est subtil, complexe, et surtout fortement boisé-exotique... Très sympa, quoi. Ok, c'est bon, là ?Je peux aller m'occuper des jumeaux, maintenant ?!"A l'usage : à mesure qu'on le fume, la note crémeuse très étonnante du début s'estompe, le tabac devient plus "viril". Il n'agresse absolument pas la langue (même fumé trop vite, comme je l'ai fait), mais devient plus boisé, plus sombre. A ce stade, le Vooroogst se rapproche un peu du semi-sémois auquel certains l'ont comparé.
Mais... tu rajouterais là-dedans un zest de Latakia, on ne serait pas si loin d'un Ashton Consummate Gentleman; d'un Ashton dans lequel on aurait oublié des minuscules zests d'orange désséchés. Et surtout, à mesure que l'on fume : d'un Ashton relevé au cacao (mais du cacao 75%, extra-extra-noir amer).
L'ensemble, quand même, reste rond, et pas si fort.
Si ce tabac était un cocktail : on mélangerait, pour s'en approcher, une mesure de Cointreau, un soupçon de gin et de genévrier, peut-être même une touche de curaçao, et un grain d'anis, avec du café et un cacao amer par dessus, le tout nappé de crème chantilly.
Pas un Irish coffee, non; mais un Sumatra coffee, en quelque sorte... (tiens, faudrait que j'essaye çà au skaker !).
La surprise : j'ai lu quelque part que le Vooroogst "nettoyait" les pipes de leur odeur accumulée. Et ma foi, cela semble vrai. Ma vieille Vauen, habituée des Dunhill Standard - et récemment fumée au Squadron Leader -, développe maintenant une odeur de frais assez nouvelle, avec - c'est très étrange - un très discret parfum de mandarine !
Au final : Oh, bien sûr, il me manque, en tant que drogué des British, l'aspect piquant et fumé du Latakia. Mais le Vooroogst vient mieux se placer entre la galaxie anglaise et les meilleurs des aros, que la plupart des tabacs que je connais.
Subtil, riche, parfumé, fumant bien : c'est, selon moi, un très bon tabac. Et même si je n'ai pas tout à fait senti les mêmes choses que Denis : comme lui, le Vooroogst va rentrer, illico, dans mes mélanges réguliers.
En vidant ma Vauen, je me suis même dit que je m'étais payé un très beau périple d'une heure en bateau, avec ce pauvre Spinoza, à la poursuite des îles lointaines de Sumatra, parfumées d'épices, aux fleurs gigantesques et au passé épique.
Ce qui prouve qu'en plus, le tabac de Lumadjang rend un peu bizarre...!