Bonjour les amis, puis-je emprunter quelques instants ce Chesterfield ? On est bien parmi vous.
Voici peu de temps vous m’avez accueilli, certains d’entre vous m’ont sollicité pour narrer une vie de voyages au long cours. Cette profession, marin, n’est ni plus excitante, ni plus exaltante que vos professions. Tout au plus est-elle chargée d’inattendus.
Je me souviens d’une escale à la Guaira, Venezuela. Le Grand Charles, notre président de la République Française avait encore prononcé des mots qui n’avaient pas dépassés sa pensée, cet homme dans sa franchise était maladroit à dessein mais cette fois-ci nous avons subi le poids de sa vérité. Il avait dénoncé les trop nombreux dictateurs qui régentent leurs populations, le président du Venezuela s’était senti visé. Sous une chape de plomb, nous avions accosté. Les aussières étaient tendues, mais la présence de militaires armés jusqu’aux dents nous avait alarmés. Par radio, notre commandant avait joint le siège de la Transat, que se passait-il donc ? Les nouvelles durent être inquiétantes car il jaillit sur la passerelle, ouvrit de sa clef l’armoire où dormaient depuis une éternité deux pistolets et deux fusils. Il faut savoir qu’à bord d’un navire, en ce temps-là, j’ignore si les règlements ont changé, l’état-major disposait d’armes, les mutineries étant improbables ces armes étaient destinées, en cas d’abandon du paquebot à éviter la panique parmi les passagers en tirant en l’air des coups de semonce pour amener à raison un début de désordre. Je suis presque convaincu de l’effet contraire. Seul, le commandant disposait de la clef de cette petite armurerie. Il tendit au capitaine un pistolet, me confia, jeune lieutenant de quart le second et nous ordonna de nous trouver en haut de la coupée, barrer le chemin si l’on tentait de pénétrer en territoire français et dans le même temps il donnait l’ordre au bosco, aidé de quelques matelots de couper les amarres. Nous déployâmes, le second et moi les trois couleurs de notre patrie en travers du pont face à la coupée. Quiconque voudrait monter à l’abordage devrait fouler notre drapeau, affront suprême.
J’ignore mes amis que je distingue à peine dans ce nuage de fumée si vous avez idée du temps que nécessite la rupture d’aussières ? Pour le second capitaine incapable de montrer son pistolet aux militaires de plus en plus nerveux stationnés sur le quai et pour moi, aussi blême qu’un mort –on me moqua beaucoup à bord tout danger écarté- ce temps nous parut une éternité, maudissant de par nous le bosco et ses hommes qui, suants, ahanants, firent pourtant des prodiges de rapidité. Ce que l’équipage retiendra de l’histoire c’est que, pour faire bonne figure devant la coupée, le second et moi-même tirions comme des malades sur nos pipes, les rallumant foyers chauds, nous nous étions transformés en locomotives !
Plus tard nous apprîmes que le risque était sérieux, ce foutu dictateur avait dessein de s’emparer de notre navire.
Lors de l’escale suivante à Trinidad, en compagnie du second nous levâmes tant de fois dans la fumée de nos pipes nos verres chargés de rhum que l’on dut nous raccompagner à bord. Nous célébrions notre héroïsme !
Allons les amis, tirez avec paresse et délice sur vos bouffardes, je vous accompagne depuis la Normandie où l’été est capricieux. Tant mieux, la grosse chaleur nuit au plaisir de bourrer paisiblement le fourneau de sa pipe.
Ravi d’être des vôtres.