La première pipe du jour…
A l’Est un jour nouveau pâlit. Deux tartines de beurre salé après, je rejoins la vigie accroché à mon bol de café au lait. Cercle de lumière dorée sur le bois ciré de ma table de travail, ordinateur endormi, ce n’est pas l’heure, grand cahier d’écolier et stylo-plume. Dans leur râtelier je sens bruire les pipes, « à la toilette les filles ! » le mot d’ordre général semble donné et je savoure la première gorgée de café-lait.
L’un après l’autre les six tuyaux sont désarrimés. Les nettoie-pipe du Docteur Perl Junior nettoient tuyaux puis foyers, Les filtres Vauen, embouts bleus, embouts blancs prennent place, alignement des pipes reconstituées, l’heure du choix a son importance. Longue réflexion armée du bol de café-lait. Intense débat intérieur. Supputations méditées. Concentration. Gamberge. Laquelle accompagnera le jour qui blanchit ? Pipe droite, baguée, courbe ? Le dilemme est cornélien. L’une dit « Hier déjà c’était moi ! », l’autre répond « voilà cinq jours que je ne vous ai pas aidé à trouver le premier mot, prenez-moi, c’est mon tour à la fin ! ». Certes ce sont des amies mais indisciplinées au possible. Alors je ferme les yeux, retour sur une bribe de rêve, et j’avance ma main vers le hasard, déjà mes lèvres sont gourmandes. Je la tiens, je la découvre. C’est Eole, baptisée « Apostrophe » numérotée 41/60, une courbe toute littéraire de Saint-Claude. Dans la paume de ma main, son bois est satiné. Doux.
A présent j’ouvre le pot à tabac en noyer. Par petites pincées endormies, des pincées qui connaissent le métier depuis cinquante-cinq ans, je bourre le foyer avec autant d’amour qu’autrefois le mécanicien des chemins de fer donnait à manger à sa locomotive. Son bébé. Puis je craque l’allumette, les longues allumettes sont bien plus aristocratiques que les naines. Le grésillement quand elles s’enflamment est promesse d’un plaisir soudain. Première bouffée, seconde bouffée, le tabac chante en délivrant des volutes ivres qui se dirigent vers la fenêtre aux battants ouverts. C’est l’été, les premiers chants des oiseaux s’ébrouent, l’Ouest est sombre mais le levant rougit et les cigales dorment encore. Eole ma douce, Apostrophe ma bien nommée, donne-moi le premier mot, vois, j’ai ouvert le grand cahier, décapuchonné le stylo-plume, nous n’attendions que toi. Et coure la main sur la page vierge. Bonheur !
« Normandhonfleur »